Racheter une entreprise au tribunal : une opération risquée mais qui peut être profitable

5 mai 2011

Isabelle Marie

""Environ un millier d’entreprises sont vendues chaque année à la barre des tribunaux de commerce. L’opération reste risquée même si elle peut se révéler profitable. Le repreneur ne dispose d’aucune garantie, à la différence du rachat d’une société in bonis. Il doit être bien entouré et disposer de fonds suffisants afin de remettre l’entreprise sur de bons rails. Il lui faudra aussi agir habilement pour séduire administrateur, mandataire et juges car la concurrence sur un même dossier peut être féroce.

Le marché de la reprise est à la barre suscite de nombreux de fantasmes. D’aucuns imaginent une sorte de curée commerciale. D’autres croient en une collusion généralisée entre juges et acheteurs. La réalité est différente. Depuis quelques années, le ménage a été fait dans les quelques tribunaux de commerce les plus douteux même si une transparence totale ne règne pas encore. Toutefois, l’on ne s’improvise pas repreneur d’une société en difficulté. L’opération comporte des risques. Le cadre supérieur lassé du salariat aura avantage à se tourner vers le marché des entreprises in bonis. D’ailleurs, la majorité des repreneurs à la barre sont des personnes morales, des groupes qui possèdent des moyens financiers. Pour Claude Ravon, avocat spécialisé au cabinet La Boétie, il s’agit d’un marché d’initiés. « Le marché de la reprise à la barre s’adresse à des entreprises qui connaissent déjà le secteur, sinon le risque d’échec est très important, assure-t-il.  D’autant, que dans ces entreprises en cessation de paiement, les fondamentaux ne sont plus là. Il est très difficile de remonter la pente si le repreneur lui-même ne possède pas une bonne expertise. »

Une opération risquée mais qui peut être profitable
 
Prendre la juste mesure du risque est impératif car il n’existe pas de garantie  d’actif et de passif lorsque l’on rachète à la barre. Pas de bouée de sauvetage. Sauf exception, aucun recours contre le vendeur n’est possible. « Une offre de reprise est très codifiée et l’on ne s’improvise pas juriste. Beaucoup de repreneurs pensent pouvoir le faire, à tort. Ils ne se rendent pas compte des pièges qui peuvent exister. Car, lorsque vous faites une offre de reprise, vous vous engagez sur ce que vous vous proposez de reprendre. Si vous n’en mesurez pas toutes les conséquences, vous pouvez avoir à faire face à de mauvaises surprises », renchérit Patricia Guyomarc’h, avocat au cabinet éponyme, spécialisée dans le redressement et la cession d’entreprise en difficulté.

Notons, toutefois, que la pérennité des reprises à la barre s’avère bien meilleure que celle des plans de continuation. Ces derniers échouent une fois sur deux à échéance de deux ans. « En plan de continuation, il faut pouvoir dégager suffisamment de rentabilité pour payer ses dettes, ce qui laisse peu de marges pour des investissements. En revanche, dans le cadre d’une cession, il est rare que les repreneurs connaissent de grandes difficultés », estime Xavier Huertas, administrateur judiciaire et président de l’Aspaj (association syndicale professionnelle d’administrateurs judiciaires). Au-delà d’un prix de cession assez bas, car reflétant les difficultés de l’entreprise, ce type d’opération comporte un autre avantage : le passif n’est pas repris, sauf cas très particulier. Seuls les actifs sont rachetés. Claude Ravon précise : « Toutefois une partie du passif social peut être repris. Dans le dernier dossier que j’ai suivi, nous avons subi beaucoup de pression pour reprendre la totalité des congés payés qui n’avaient pas été réglés ».
Au final, pour un repreneur aguerri, personne physique ou morale, et bien pourvu pécuniairement, racheter une entreprise en plan de cession peut se révéler être une bonne opportunité. « Souvent, au bout d’un an ou deux, vous retrouvez une capacité d’endettement semblable à  une entreprise « normale » avec un bilan équilibré », assure Claude Cohen de Lara, repreneur de nombreuses sociétés à la barre et consultant en restructuration et reprise d’entreprise.  « Une bonne entreprise à reprendre est celle qui a défailli parce que le dirigeant a failli. Il a pu commettre une ou plusieurs erreurs. Autre cas : si le client le plus important fait lui-même faillite, il s’agit alors d’une cause exogène. S’il est possible de redimensionner l’entreprise à une taille inférieure, un redressement devient alors envisageable. Il apparaît fondamental de bien comprendre pourquoi la société s’est retrouvée dans cette situation », poursuit-il.
La recherche des causes de l’échec de l’entreprise doit apporter une partie de la réponse à une question de première importance pour le repreneur : la société est-elle redressable ? Il est important de procéder à une analyse extrêmement froide de la situation de l’entreprise. Dans quel état se trouve son marché ? Est-ce que ses produits ont encore un sens ? Quel est leur qualité ? L’entreprise n’a-t-elle pas pris un trop important retard sur le plan technologique ? Quelle est la compétence du personnel ?

Procédure par appel d’offre
 
Le tribunal de commerce examine le dossier d’une entreprise en état de cessation de paiement en fonction des perspectives. S’il estime que l’entreprise a les moyens de rebondir, il prononce le redressement judiciaire et nommera  un administrateur judiciaire. Celui-ci assiste le dirigeant dans l’administration de l’entreprise. Durant, ou à l’issue de la période d’observation, et dans le cas où l’entreprise  est dans l’impossibilité de présenter un plan de continuation, l’administrateur, en accord avec le dirigeant, peut opter pour un plan de cession. Il  procède obligatoirement par  appel d’offre. L’administrateur adresse un dossier de reprise qui comporte les trois derniers bilans, la dernière situation comptable, les contrats en cours, la liste du personnel avec les postes et le niveau de rémunération, un inventaire, une note sur l’activité, sur les produits, sur les agréments et autorisation, etc. « Nous invitons le repreneur à se rendre sur place, à rencontrer le dirigeant et à contacter l’expert-comptable pour obtenir tous les éléments nécessaire afin de formuler une offre en connaissance de cause », explique Xavier Huertas. « D’une manière générale, et selon mon expérience, je considère que les informations fournies sur l’entreprise dans le dossier de l’administrateur se révèlent très insuffisantes sauf exception. Cela dépend bien entendu de l’administrateur, mais aussi du tribunal de commerce qui doit impulser l’action auprès des administrateurs. », estime Claude Ravon

Mettre tous les atouts de son côté
 
« Une analyse objective est essentielle. J’ai connu des repreneurs vouloir absolument une entreprise, parfois à n’importe quel prix, pour des raisons purement subjectives.  Cela est très dangereux. Ces acquisitions ont été des erreurs stratégiques et financières.  Par ailleurs, il faut une grande communication. Nombre de  repreneurs ne  communiquent que  très peu avec nous, ce qui me surprend. Enfin, il faut savoir que l’on ne reprend pas une entreprise à la barre pour faire une bonne affaire. On la reprend pas pour faire un coup », insiste Xavier Huertas. Il est indispensable que le repreneur ait une assistance en matière de comptabilité car il va devoir étudier la situation financière de l’entreprise prévoir les restructurations à opérer. L’homme du chiffre doit posséder une bonne connaissance des procédures collectives. Sur le plan juridique, une assistance est également indispensable. Les acteurs de ce type de procédure sont unanimes : le repreneur doit s’appuyer sur un avocat très spécialisé.

Afin de rendre au tribunal un dossier de reprise valable, le repreneur et ses conseils doivent examiner de nombreux points. « Les diagnostics à mener sont les mêmes que pour une entreprise in bonis. Mais il y a des analyses complémentaires à effectuer liée à la cessation de paiement. Pourquoi l’entreprise a perdu de l’argent ? Est-ce que des mesures ont déjà été prises pour essayer de la redresser ? Combien coûtent ces mesures ? Est-il possible de financer un plan de licenciement ? Si je résilie le bail, en combien de temps je récupère le coût des indemnités de résiliation par les économies de loyer ? Il faut chiffrer le coût des remèdes et des effets bénéfiques», assure Thiery Bellot, expert-comptable de justice au cabinet Bellot Mullenbach et Associés.

Financer les investissements
 
Le repreneur doit bien intégrer le fait qu’il doit rembourser le prix d’acquisition mais surtout financer les investissements indispensables pour remettre la ciblesur de bons rails, notamment concernant le BFR
Au-delà de l’analyse de l’entreprise cible et des risques potentiels, comment mettre tous les atouts de son côté ? Car dans la plupart des cas, l’opération de reprise à la barre est une compétition avec d’autres repreneurs. Selon Claude Cohen de Lara, la partie se joue avant le passage devant le tribunal, lors de la période d’observation. « C’est de la grande manœuvre. Il s’agit de faire preuve de beaucoup de diplomatie. Mais cette période s’avère très importante car vous pouvez alors montrer à l’administrateur que vous êtes l’homme de la situation, ainsi qu’au juge commissaire et au représentant des créanciers. Il faut vraiment donner le sentiment aux organes de la procédure que vous êtes l’homme de la situation, le personnage incontournable », estime-t-il.

En province, l’entreprise cible est dans un environnement dont il faut tenir compte. Il ne faut pas hésiter à mener un véritable travail de lobbyiste qui peut aussi être un moyen de récolter de l’information. L’administrateur est celui qu’il faut convaincre en premier même si, bien sûr, le juge peut donc aller à l’encontre de son avis. Chaque tribunal a ses pratiques. Avant de faire une offre, beaucoup de praticiens conseillent de se renseigner sur qui est le président, le juge-commissaire et sur  leur influence. Si à Paris, les juges ont beaucoup de poids, dans d’autres tribunaux, l’administrateur fait souvent la loi.

Le choix du repreneur
 
« L’administrateur donne un avis ainsi que le mandataire liquidateur, représentant des créanciers, et les salariés aussi. Le tribunal a confiance dans l’administrateur et en général suit son avis », explique Thierry Bellot.

Lors d’une audience en chambre du conseil, trois juges choisiront le repreneur à l’issu d’un « grand oral ». Trois critères importent : la faculté à pérenniser l’activité, le maintient de l’emploi et l’apurement du passif. « Il y a une certaine façon de se présenter à la barre du tribunal afin d’accréditer sa position. C’est un peu l’administrateur qui va faire la pluie et le bon temps car les juges n’auront généralement pas mené d’enquête », estime Patricia Guyomarc’h. C’est à l’administrateur d’apprécier la qualité et la personnalité du repreneur.
Si le candidat n’a aucune raison valable de faire mieux que l’ancien dirigeant, il ne sera sans doute pas retenu. « L’aspect social est très important. Nous sommes très sensibles à la possibilité du repreneur de reprendre le maximum d’emploi sans, bien sûr, qu’il ne s’agisse d’un leurre. Les projets doivent être cohérents. Nous regardons celui qui va reprendre le plus de salariés, le plus d’engagement sur des contrats en cours car la résiliation de contrats ou le licenciement pour motif économique vont créer du passif », précise Xavier Huertas.
« Concernant le nombre de licenciement, il n’y a pas de règle arithmétique. Lors de l’une de mes reprises, sur les cinq plans proposés au tribunal, le mien était celui qui comportait le plus de licenciement et c’est celui qui a été retenu in fine. J’avais un capital confiance au plan local et le personnel s’était prononcé en notre faveur. C’est du multicritère. Quant plusieurs candidats de bonnes qualité qui apportent de sérieuses garanties professionnelle et financières, celui qui paye le plus a tout de même beaucoup plus de chance de l’emporter », assure Claude Cohen de Lara.